Traite des êtres humains en Tunisie : une conséquence de la politique migratoire européenne?

Photo : Un bateau de Garde nationale tunisienne approche une embarcation transportant des personnes exilées tentant de rejoindre l’Italie © 2023 AP Photo

Le rapport «Trafic d’État : expulsion et vente des migrants en Tunisie vers la Libye »1, publié par le groupe de chercheurs anonymes RRX, a été présenté au Parlement européen le 29 janvier 2025. Les chercheurs ont documenté – avec les témoignages de 30 personnes exilées qui ont été forcées de quitter la Tunisie pour la Libye entre juin 2023 et Novembre 2024 – la traite d’êtres humains qu’ils ont subi de la part de l’Etat tunisien, une conséquence de la politique d’externalisation des frontières de l’Union européenne.

La traite des êtres humains en Libye s’est intensifiée depuis l’éclatement de la guerre civile en 2011. Début février 2025, les autorités ont découvert près de 50 corps de personnes exilées cherchant à rejoindre l’Europe et victimes de trafic d’êtres humains dans des fosses communes dans le sud-est du pays2. Pourtant, malgré la fréquente découverte de charniers, l’Union européenne a fait de la Libye un partenaire stratégique dans sa politique d’externalisation des frontières.

En 2024, les entrées irrégulières sur le territoire de l’espace Schengen ont chuté de 38% et les passages par la route de la Méditerranée centrale ont chuté de 59%3. Cela s’explique en grande partie par la diminution des départs depuis la Tunisie et la Libye. Notons que malgré cet effondrement du nombre des arrivées en Europe, cette route reste la plus empruntée. Cette diminution est due au fait que les gardes-côtes libyens et tunisiens empêchent les personnes migrantes de traverser, une condition des financements que ces pays reçoivent dans le cadre de la politique d’externalisation des frontières de l’UE. 

L’externalisation des frontières européenne s’incarne dans des accords conclus avec des pays tiers, extrêmement coûteux pour l’UE (le cas emblématique reste lui de l’accord UE-Turquie où 6 milliards d’euros ont été alloués), le déploiement d’agents de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (c’est le cas dans les Balkans) ou des accords pour faciliter les réadmissions dans les pays d’origine voire de transit. L’objectif est de déléguer la gestion des frontières et des « flux migratoires » pour verrouiller les frontières extérieures de l’UE. Pour la Commission européenne, cette politique est un complément du Pacte sur la migration et l’asile qui devrait entrer en vigueur en 2026. Les conséquences sur les droits humains sont dramatiques car une telle politique met en péril le droit d’asile et le principe de non-refoulement.

C’est en juillet 2023 que le protocole d’accord migratoire UE – Tunisie a été signé, il prévoyait une enveloppe d’aide budgétaire de 150 millions d’euros et une seconde de 105 millions d’euros pour financer la lutte contre l’immigration irrégulière. Depuis, de nombreuses voix se sont élevées contre cet accord, celle d’Emily O’Reilly4., médiatrice de l’UE, qui a connu un certain retentissement. Elle estime que la Commission européenne n’a pas réalisé d’ « évaluation autonome de l’impact sur les droits de l’homme avant de signer le protocole d’accord avec la Tunisie ». Il faut signaler la place centrale qu’occupe l’Italie postfasciste de Giorgia Meloni5, dans ce processus, véritable leadeuse de la politique d’externalisation des frontières, avec le soutien appuyé de la Commission européenne et sa présidente, Ursula von der Leyen

Car bien sûr, même avant le rapport de RRX, la Tunisie était déjà dirigée par l’autocratique Kaïs Saïed depuis 2019 qui vocifère souvent à l’encontre des personnes migrantes, en particulier d’origine subsahariennes6. En février 2023, il les avait accusées d’être responsables de « violence, de crimes et d’actes inacceptables » dans un discours que de nombreuses ONG avaient jugé raciste et haineux. En plus de cela, Kaïs Saïed cible les organisations de la société civile7, allant jusqu’à faire arrêter journalistes, avocat·es et défenseur des droits humains.

La responsabilité de l’UE dans la violation des droits humains par la Tunisie repose évidemment sur le fait que c’est avec les centaines de millions d’euros accordés par l’Union européenne que la Tunisie peut se permettre « d’expulser des migrants en plein désert » comme titre Le Monde le 21 mai 2024 (une pratique réalisée aussi au Maroc et en Mauritanie)8 . Cette enquête du Monde révèle même que les véhicules utilisés pour déplacer les personnes migrantes de force ont été achetés avec des financements européens. 

Ainsi le rapport de RRX qui recense les témoignages de 30 personnes victimes de traite, se veut « conçu comme une archive disponible pour toute enquête, procès et justice réparatrice ultérieurs ». Par le mot traite, les rédacteurs entendent : « la vente d’êtres humains à la frontière par les forces de police et l’armée tunisiennes, ainsi que le lien entre les infrastructures responsables des expulsions et l’industrie de l’enlèvement dans les prisons libyennes ». Ils ont identifié 5 étapes de la chaîne de logistique dont le processus a été modifié après les accords migratoires passés avec l’UE : 

  1. L’arrestation des migrant·es en Tunisie
  2. Leur transport vers la frontière tuniso-libyenne 
  3. Le rôle des camps de détention gérés par le corps militaire tunisien
  4. Le déplacement forcé et la vente des migrant·es aux forces armées libyennes et aux milices
  5. La détention des migrant·es dans les prisons libyennes jusqu’à ce qu’une rançon soit payée pour leur libération

Le point de départ de tous ces témoignages commence par une arrestation par la Garde Nationale tunisienne. Les lieux varient : sur la mer, au travail, en face d’une banque, etc … Parmi les personnes arrêtées, beaucoup ont un statut différent (majeurs, mineurs, situation irrégulière ou situation régulière, …). Cependant, le rapport avance que ces personnes ont en commun leur couleur de peau  « les personnes noires de toutes nationalités sont la cible principale ». 

Le rapport dénonjce que les traficants ( les forces de l’ordre ) utilisaient le terme « d’or noir » pour se référer aux transactions impliquant ces personnes exilées subsahariennes. Le prix de la personne oscille entre 40 et 300 dinars soit entre 12 et 90 euros, le prix d’une femme étant plus élevé que celui d’un homme. 

Le parcours de ces personnes est un véritable continuum de violences, notamment de violences sexuelles comme le décrit ce témoignage : « Dans les bus, la Garde Nationale fouille nos enfants et nos femmes, ils touchent les femmes. Ils touchent nos parties intimes, ils violent les femmes devant les hommes dans les bus. Devant nos maris, ils s’en fichent » 

A la frontière entre la Tunisie et la Libye, ces êtres humains sont échangés ou vendus contre de l’argent, du haschich et de l’essence. Du côté tunisien, des individus en uniforme sont présents, tandis que du côté libyen, la situation varie, avec des personnes en uniforme, en civil, ou parfois un mélange des deux.

Dans la plupart des cas, ces personnes sont emmenées de force à la prison d’Al Assah, sous le contrôle du ministère de l’Intérieur libyen. La rentabilité de ce modèle de traite des êtres humains réside dans le travail forcé qu’effectuent les détenus et dans la rançon qu’ils demandent aux familles. Les témoignages décrivent avec précision la torture qu’ils ont subi et dont ils ont été témoins :  « On nous a demandé d’emmener les corps des morts dans le désert et de les enterrer.  Ce n’était pas les Libyens qui nous battaient, mais d’autres détenus africains provenant d’autres conteneurs, qui étaient forcés de le faire sous la surveillance des Libyens, qui les observaient en portant des masques et des gants par crainte des bactéries ».

Enfin, si les passages depuis la route de la Méditerranée centrale se sont effondrés, les flux migratoires n’ont pas disparu mais ils se sont mués. D’après Frontex, les départs depuis la route migratoire de l’ouest de l’Afrique ont explosé, augmentant de 174% de janvier à juillet 20249

Ces témoignages accablants mettent en cause la « responsabilité des appareils d’Etat tunisiens dans le trafic d’êtres humains » et « mettent en évidence des crimes contre l’humanité ». Cet édifiant rapport permettra peut être de rouvrir les débats sur la politique de l’externalisation des frontières à des pays tiers, et de remettre en question le statut de la Tunise comme « pays d’origine sûr » et de « pays tiers sûr » d’après l’Union européenne, un statut qui peut gravement nuire à l’accès aux droits des demandeur·ses d’asile. 

  1. Trafic d’État : expulsion et vente des migrants en Tunisie vers la Libye, RRX, 29/01/2025, lien : https://statetrafficking.net ↩︎ ↩︎
  2. Libye : les corps de dizaines de migrants découverts dans des fosses communes, Euronews, 10/02/2025, https://fr.euronews.com/2025/02/10/libye-les-corps-de-dizaines-de-migrants-decouverts-dans-des-fosses-communes ↩︎
  3. Entrées irrégulières de migrants dans l’UE : une forte baisse en 2024, Vie Publique, lien : https://www.vie-publique.fr/en-bref/296878-franchissements-irreguliers-des-frontieres-de-lue-les-chiffres-2024 ↩︎
  4. La médiatrice de l’Union européenne épingle la Commission au sujet de l’accord migratoire avec la Tunisie, Le Monde, 24/10/2024, lien : https://www.lemonde.fr/international/article/2024/10/24/la-mediatrice-de-l-union-europeenne-epingle-la-commission-au-sujet-de-l-accord-migratoire-avec-la-tunisie_6359126_3210.html ↩︎
  5. Giorgia Meloni érige la stratégie migratoire de l’Italie en modèle, Le Monde, 28/09/2024, lien : https://www.lemonde.fr/international/article/2024/09/28/immigration-en-europe-giorgia-meloni-erige-la-strategie-migratoire-de-l-italie-en-modele_6337874_3210.html ↩︎
  6. Kaïs Saïed instrumentalise la crise migratoire pour mettre au pas la société civile, Courrier International, 03/06/2024, lien : https://www.courrierinternational.com/article/tunisie-kais-saied-instrumentalise-la-crise-migratoire-pour-mettre-au-pas-la-societe-civile ↩︎
  7. Arrestations en Tunisie : le président Saied s’insurge contre les critiques étrangères, Euractiv, 16/05/2024, lien : https://www.euractiv.fr/section/international/news/arrestations-en-tunisie-le-president-saied-sinsurge-contre-les-critiques-etrangeres/ ↩︎
  8. Comment l’argent de l’UE permet aux pays du Maghreb d’expulser des migrants en plein désert, Le Monde, 26/11/2024, lien : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/05/21/comment-l-argent-de-l-union-europeenne-permet-aux-pays-du-maghreb-de-refouler-des-migrants-dans-le-desert_6234489_3212.html ↩︎
  9. EU external borders Irregular border crossings fall
    one third in the first half of 2024, Frontex, 12/07/2024, lien : https://prd.frontex.europa.eu/wp-content/uploads/2024.07.12_eu-external-borders-irregular-border-crossings-fall-one-third-in-the-first-half-of-2024.pdf ↩︎

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